Un nouveau monde s’éveille et prend son envol sans nous
Du 4 au 6 décembre 2023 s’est tenue, à Jaipur en Inde, la Conférence annuelle de la Société Internationale de l’Energie, de l’environnement et de la Durabilité. Invité comme un des conférenciers principaux, j’ai exposé une recherche sur la contribution potentielle des résidus agricoles pour répondre, en partie, aux besoins énergétiques des passagers pour le transport routier dans les pays de l’Afrique de l’Ouest à l’horizon 2050.
Il s’agit d’une recherche méthodologique que j’ai conduite avec mon équipe à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (Suisse), et qui répond aux questions suivantes : (1) dans le cas où peu de données sont disponibles, que pouvons-nous dire de sensé sur le long terme ? (2) en particulier, dans les Etats membres de la CEDEAO où les données sur la mobilité des passagers qui se déplacent en véhicules routiers sont peu renseignées, pouvons-nous pour autant ébaucher quelques stratégies relatives à la contribution potentielle de la biomasse résiduelle pour couvrir une partie des besoins de cette région ?
Le modèle de simulation que j’ai développé a été mis en application pour 13 pays de l’Afrique de l’Ouest. il nous a permis de conclure qu’à l’horizon 2050, le potentiel de résidus agricoles serait largement suffisant pour couvrir 20% des besoins de mobilité des passagers utilisant des véhicules routiers, si les véhicules électriques assurent l’essentiel de cette contribution. Ce résultat repose sur de nombreuses hypothèses et ce serait abusif de vous ennuyer avec un travail d’universitaires.
Je vois bien, parmi vous, certains nous suspecter de faire de la prospective pour éviter de répondre aux questions concrètes et urgentes du quotidien. Ces questions qui tournent autour de la satisfaction ici et maintenant des besoins sociaux des populations les plus démunis.
D’autres, empruntant à l’économiste Britannique John Maynard Keynes, sa célèbre réplique, m’opposeraient le fait qu’à « long terme nous sommes tous morts ».
Mais le fait est que, pour faire face au dérèglement climatique global, l’ensemble des pays du monde doit engager des efforts stratégiques permettant de maintenir l’augmentation à la fin du siècle, de la température moyenne de la terre à 1,5 degrés Celsius au-dessus de son niveau à l’ère préindustrielle. Ceci découle de l’accord de Paris conclu le douze décembre 2015 à l’occasion de la 21ème conférence des parties sur le dérèglement climatique.
En 2023, l’augmentation de la température moyenne de la terre frôle déjà 1,4 degrés Celsius. La fréquence des événements climatiques extrêmes s’accélère. A ce rythme, l’objectif des 1,5 degrés Celsius ne sera guère atteint et la tendance irait vers 2,9 degrés avec des conséquences difficilement supportables dans certains pays. L’accord de Paris vise à atteindre une neutralité climatique à l’horizon 2050. Ceci justifie les efforts de prospective menés dans tous les pays.
L’économie mondiale connaîtra des mutations profondes pour répondre à l’urgence climatique. Les ressources nécessaires pour satisfaire les besoins sociaux qui résultent de l’éthique minimaliste, clé de nos modèles de démocratie, devront être réunies dans un nouvel environnement économique et technologique.
Si j’ai commencé cette chronique en vous parlant de la conférence de Jaipur, c’est parce que j’y ai côtoyé des collègues Brésiliens avec lesquels j’avais coopéré il y a une dizaine d’années. Ils ont présenté un projet de recherche sur les biocarburants de deuxième génération qu’ils mènent avec l’Inde, l’Afrique du Sud, la Chine et la Russie. Ce projet est entièrement financé par les BRICS. Il vise à améliorer la transformation en sucres simples de la cellulose contenu dans les résidus agricoles afin d’accroitre le rendement de leur transformation en éthanol.
Dans la présente Chronique, j’aimerais aborder la question suivante :
Et si les BRICS conduisaient le monde dans une direction qui questionnerait notre immobilisme ?
Dans mes chroniques précédentes j’ai utilisé le « nous » pour m’exprimer, un peu en votre nom, dans le cadre de l’Agenda 40-45, et vous faire réagir, le cas échéant. J’initie avec la présente chronique le « je » pour partager avec vous quelques expériences personnelles qui m’inspirent des réflexions que j’espère utiles pour notre Agenda.
Mais tout d’abord qu’est-ce que c’est les BRICS ?
Constitué en 2009 du Brésil, de la Russie, de l’Inde, et de la Chine, ce « club » pressenti par les économistes pour devenir les leaders du monde é l’horizon 2050, a admis en son sein l’Afrique du Sud en 2010. L’organisation a décidé de s’élargir en acceptant en son sein six nouveaux membres, à savoir : l’Argentine, l’Egypte, l’Ethiopie, l’Iran, l’Arabie Saoudite, et les Emirats Arabes Unis. Cette décision prise lors du sommet annuel tenu à Johannesburg, en août 2023, entrera en application dès le 1er janvier 2024.
Les BRICS apparaissent comme un « club » géopolitique qui se pose en concurrence au monde occidental réuni autour des Etats-Unis et de l’Europe. Ce « club » montre une grande diversité idéologique. On y trouve, en effet, des Etats d’obédience démocratique, théocratique, ou monarchique. Par ailleurs, il règne dans certains Etats membres une instabilité institutionnelle comme en Argentine où l’élection du libertarien Javier Milei à la tête de l’Etat ouvre une période de grande incertitude. On peut du reste douter de l’adhésion du nouveau Président Argentin aux objectifs des BRICS, lui qui veut dollariser l’économie du pays et supprimer les ministères de caractère social tels que l’éducation nationale et la santé. Du reste, son équipe a déclaré que l’Argentine n’avait pas l’intention d’adhérer aux BRICS.
Hormis l’Argentine, de nombreux pays se bousculent à la porte des BRICS parmi lesquels le Nigéria envisage de faire son entrée dans le club en 2025 au plus tard. La première économie africaine cherche ainsi à montrer son non-alignement géopolitique.
Pendant ce temps, les 14 autres pays de l’Afrique de l’Ouest naviguent entre une certaine léthargie et un activisme néo-souverainiste. L’annonce d’une monnaie commune aux trois pays du Sahel contribuera à fragmenter un peu davantage la région si elle n’est pas accompagnée par une dynamique globale impliquant les onze autres pays. Cependant, elle répond, dans un premier temps, à la politique d’exclusion menée par la CEDEAO. D’autres dirigeants de la sous-région ne cachent pas leur partenariat privilégié avec la France pour attirer les investissements étrangers nécessaires à la réalisation de leurs programmes économiques. Cette scène éclatée est préjudiciable au décollage socio-économique de nos pays.
S’il est vrai que de petits pays tels que le Koweït et le Bahreïn veulent rejoindre les BRICS, ils peuvent compter sur leurs attraits financiers pour être acceptés. En Afrique de l’Ouest, le Sénégal qui a mis en exergue son ambition d’émergence économique pendant les deux mandats du Président Macky SALL est aussi candidat. Ses ressources de pétrole et de gaz naturel suffiront-elles pour lui ouvrir les portes du « club » ? L’apparent alignement sur la France de la politique régionale du pays n’y aiderait sans doute pas.
La participation aux BRICS est la manifestation d’une défiance à l’ordre économique mondial, sans que ceci ne signifie une rupture avec le groupe de la Banque Mondiale et le FMI. Il s’agit davantage de créer un rapport de force démographique et économique pour pousser ces institutions à se réformer profondément. Si les trois membres de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) achèteraient volontiers cette aspiration, leur poids économique ne plaide pas en faveur de leur éligibilité.
Pour accroître leurs marges de manœuvre sur la scène mondiale, les pays de l’Afrique de l’Ouest gagneraient à renforcer leur intégration politico-économique. En dehors de cette orientation, la possibilité, pour chaque pays, de construire une économie résiliente est faible.
Je reviens à la Conférence internationale de Jaipur du 4 au 6 décembre 2023. A cette occasion, des scientifiques Indiens de haut niveau ont présenté les efforts du pays le plus peuplé du monde pour assurer son indépendance énergétique. Cet objectif est clairement affirmé avec conviction. Il sous-tend les positions de l’Inde lors des négociations internationales sur la scène mondiale, par exemple à l’occasion de la 28ème Conférence des Parties sur le Changement climatique ou au sein du G20. Les Indiens s’activent à développer leurs propres technologies car ils ont compris que l’indépendance énergétique ne se limitera plus à l’énergie primaire, mais dépendra de plus en plus de la maîtrise des technologies durables de transformation énergétique.
Si l’Inde peut se targuer d’un tel objectif et faire les choix appropriés de politique étrangère pour atteindre ses buts, que peuvent faire les gouvernants de nos petits pays esseulés, pour certains plongés dans leur léthargie néo-dépendantiste, et pour d’autres, hardis dans leur néo-souverainisme fragmentaire ?
S’adosser sur le modèle d’affaire import-export multiséculaire est suicidaire pour nos pays. L’insertion dans l’économie globale tant prônée au début des années 2000 a montré ses limites et même les Etats occidentaux champions du néolibéralisme cherchent à renforcer leurs marchés intérieurs en comptant sur leur proche environnement géopolitique.
Au travers de l’Agenda 40-45, le Mouvement des Fédéralistes Sahélo-Guinéens promeut une intégration politique et économique en deux étapes. A l’horizon 2040, le Nigéria aura mieux décentralisé sa fédération et consolidé son industrialisation. Les 14 autres Etats membres de la CEDEAO se regrouperont politiquement dans une fédération décentralisée et créeront la base de leur industrialisation. En 2045, les deux fédérations constitueront la Confédération des Etats de l’Afrique de l’Ouest qui deviendra le pays le plus prospère du continent africain. Je vous invite toutes et tous à soutenir cette vision pour sortir nos pays de la division mortifère dans laquelle ils sont enfermés. Nous avons la responsabilité de convaincre nos sociétés que la lutte pour l’indépendance politique passe par le refus de la fragmentation et la promotion d’une fédéralisation décentralisée de l’Afrique de l’Ouest.
Edgard Gnansounou
Edgard Gnansounou préside le Mouvement des Fédéralistes Sahélo-Guinéens, une association internationale qui promeut la fédéralisation des Etats de l’Afrique de l’Ouest.
© MFSG INTERNATIONAL