Chronique 3: Pour en finir avec la crise du Niger : et si l’intelligentsia jouait sa partition ?

Chronique 3: Pour en finir avec la crise du Niger : et si l’intelligentsia jouait sa partition ?

Dans un entretien publié par le journal français « Le Point » le 7 septembre 2023, le prix Nobel de littérature Wole Soyinka se prononce sévèrement contre les coups d’état militaires en Afrique. On peut être surpris par la radicalité de l’intellectuel si on ne considère pas la totalité de ses propos. Selon lui, les putschistes sont « … des traitres ! Et je pense qu’ils devraient être jugés pour trahison dès qu’il en sera le temps.». Il justifie cette position par le désenchantement des gens de sa génération au Nigéria par rapport aux militaires qui se seraient montrés au moins aussi corrompus que les politiciens civils et plus brutaux, d’où serait né au Nigéria, le terme de « militrician » ou politicien militaire véreux. L’expérience rapportée par Wole Soyinka reflète celle d’autres pays africains dans lesquels les régimes d’exception militaires ont conduit à des abus d’une violence inouïe. Ainsi, le  statut d’illégalité des coups d’état militaires en Afrique est une exigence pour certains intellectuels démocrates tels que WoleSoyinka. Il met au cœur de son engagement la défense des droits fondamentaux de l’homme et exècre l’arbitraire propre à la domination du militaire sur le civil.

Mais Wole Soyinka ne se contente pas de ce sentiment, il s’interroge sur les causes du soutien populaire « irréfléchi » dont bénéficient souvent les putschistes. Il cite pêle-mêle la répartition inégale des richesses et l’exploitation abusive des ressources naturelles des pays africains par des forces étrangères. Pour ce dernier point, il s’empresse de mettre en évidence, le fait que les anciennes puissances colonialesrestées présentes ont été rejointes depuis plusieurs années par d’autres comme la Russie. Ces forces étrangères opéreraient sous le prétexte de lutter contre le fondamentalisme, alors que leur motivation première serait la captation des richesses des pays africains. Ainsi s’organise une nouvelle annexion de pays africains, plus sauvage et plus sournoise que celle intervenue à la conférence de Berlin (15 novembre 1884 – 26 février1885)et surtout plus nuisible.

Malheureusement, le prix Nobel de littérature reste dans la condamnation et n’ébauche aucune piste pour faire face à la situation qu’il décrit  à juste titre comme préoccupante. On aurait aimé que l’intellectuel aille un peu plus loin car avoir de la compréhension pour un soutien « irréfléchi » des populations aux putschistes, ne dit rien sur comment les pays africains peuvent éviter le péril d’émiettement qui les menacesi gravement.

Le 15 septembre 2023, un autre intellectuel ouest-africain, Me Robert Dossou donnait une conférence de presse pour s’exprimer sur la crise du Niger et la légalité des décisions de la CEDEAO. Selon lui, « le putsch est interdit » par les textes de la CEDEAO, de l’Union Africaine et d’autres organisations internationales d’envergure mondiale.

Pour Me Robert Dossou dont j’interprète ici l’argumentation, l’uniforme militaire ne confère pas à celui qui le porte un statut d’élu. Il n’est donc pas légitimé à défendre les aspirations supposées du peuple. Ainsi, au regard de la« convergence constitutionnelle » nécessaire à la poursuite duprocessus d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest, « tout changement anticonstitutionnel est interdit ». Par ailleurs, le célèbre avocat, ancien Ministre, et ancien Président de la Cour constitutionnelle du Bénin affirme que la CEDEAO est dans son droit en appliquant non seulement des sanctions mais aussi en menaçant le Niger d’intervenir militairement. Et l’intellectuel de rappeler les précédents de la Sierra-Léone, du Libéria et de la Guinée-Bissau où la CEDEAO serait intervenue par les armes pour restaurer l’ordre constitutionnel et la paix. Cependant, Me Robert Dossou, dans la dernière partie de ses propos, recommande à la CEDEAO et aux Etatsmembres la levée partielle du blocus économique du Niger pour des raisons humanitaires.

On peut se demander si les propos de cette éminente personnalité ne relèvent pas davantage de la communication. Pour mieux être entendu des décideurs de la CEDEAO, il commence par défendre leur droit à agir comme ils le font. Ainsi, les propos de Me Robert Dossou semblent participer d’une requête de clémence plutôt que d’une défense des droits du peuple nigérien à la survie.

L’entretien accordé par le Professeur Théodore Holo à la radio DW le 16 août 2023 est de la même veine. Mais ici, l’intellectuel, ancien Ministre, ancien Président de la cour constitutionnelle du Bénin met sur le même plan les coups d’état militaires et les changements constitutionnelsopportunément opérés par certains Présidents en exercice pourse maintenir au pouvoir. Il présente, de manière plus subtile, la menace d’intervention militaire, comme un instrument de rapport de force complémentaire à la voie diplomatique dans le processus de négociation pour un retour à l’ordre constitutionnel. Enfin, il exhorte les protagonistes à tout faire pour éviter la guerre et n’envisage le recours à la force que comme une solution ultime pour imposer l’ordre constitutionnel. Le Professeur Holo n’exclue pas, lui non plus,une intervention militaire de la CEDEAO. Mieux, il valide sa légalité en arguant de l’existence de précédents.

Si l’autorité intellectuelle de ces trois personnalités n’est nullement en cause, on peut cependant s’interroger sur la nature de leurs propos et examiner s’ils ne souffrent pas d’un manque d’équilibre qui s’expliquerait par l’absence d’autres considérations importantes.

Les trois personnalités s’accordent sur le caractère interdit du putsch militaire. Qui pourrait les contredire ? Par définition, un putsch est un changement de l’ordre établi par la constitution. Il est donc non seulement  illégal dans le pays où il se déroule, mais surtout, dans le cas présent, contraire au traité révisé de la CEDEAO. Comme il n’est pas nécessaire dela démontrer, tant l’évidence s’impose, cette affirmation préalable cherche davantage à équilibrer le reste du propos.

Mais ne pourrait-on pas se demander si, dans certaines circonstances, le coup d’état militaire se justifie ? Les trois personnalités ne peuvent guère s’aventurer sur cette voie risquée. C’est pourtant une vraie question puisque, malgré leur interdiction, les coups d’état continuent d’exister et qu’ils semblent souvent bénéficier d’un soutien populaire. Il faut bien convenir que, n’en déplaise à certains commentateurs, une partie de la population des pays africains, plus que l’ordre constitutionnel, aspire à une gouvernance capable de résoudre les problèmes rencontrés quotidiennement (sécurité physique, environnementale,  sociale et économique).

Cette partie du peuple qu’il est impossible de dénombrer mais qui existe bel et bien, a le sentiment qu’il est juste que des civils bien élus puissent être renversés par d’autres plus puissants qu’eux si ces civils ont démontré leur incapacité à résoudre les problèmes. Ceci ne signifie nullement qu’elle accorde un chèque en blanc aux putschistes dont la popularité ne tarde pas à baisser s’ils s’avèrent ne pas être à la mesure des enjeux. Quid du temps nécessaire aux gouvernants pour démontrer leur effectivité ! L’impatience gronde, mais est-elle bonne conseillère ?

Si le poids des partisans du coup d’état dans le pays devient prépondérant, il serait vain de leur opposer la légitimité démocratique du civil renversé car cela ne rimerait à rien, puisque son retour au pouvoir serait obtenu contre le peuple. Cependant, il n’y a aucun moyen de savoir si un coup d’état bénéficie du soutien de la majorité de la population. On peut tout au plus subodorer cela s’il n’y a pas d’opposition évidentecontre le putsch. Mais ceci pourrait bien s’expliquer par la peur du militaire.

Il n’en demeure pas moins vrai que populaire ou non, tout coup d’état militaire est contraire au traité révisé de la CEDEAO et doit être sanctionné, dans la logique de cette organisation. Mais quelles devraient être les sanctions ? Tiennent-elles leur légitimité de l’existence de précédents ? Ne devraient-elles pas être justifiées juridiquement par les textes qui fondent leur légitimité ?

L’évocation de précédents est discutable car leur base juridique pourrait elle aussi être sujette à caution. La seule question qui compte ici est de savoir si les sanctions prises et celles envisagées sont explicitement prévues par le traité révisé de la CEDEAO. Et, de ce point de vue, il faut bien admettre que le traité et ses protocoles ne comportent aucune mesure de blocus économique, ni d’intervention militaire pour sanctionner un gouvernement issu d’un putsch.

Dans le cas du Niger, ceci se double d’un imbroglio incroyable. La CEDEAO parle d’une tentative de coup d’état. Suivant en cela le Président de la République française,  elleaffirme ne reconnaître que le Président élu démocratiquementMohamed Bazoum.   Mais, dans ce cas, pourquoi sanctionne-t-elle le Niger, puisqu’elle ne valide pas le coup d’Etat ?

Il convient de rappeler que la CEDEAO est une organisation de coopération internationale entre des Etats souverains. Elle ne reconnaît donc que des Etats et ses sanctions s’appliquent à des Etats membres défaillants et pas contre des personnes. Ses mesures coercitives ne peuvent formellement viser des régimes politiques que si ces derniers sont réputés représenterdes Etats membres. Une conséquence de cet imbroglio est la plainte que vient de déposer le Président Mohamed Bazoum à la Cour de Justice de la CEDEAO contre la junte au pouvoir. Comment cette plainte peut être traitée si la junte n’est pas censée représenter l’Etat  nigérien et que la Cour de Justice ne juge que des Etats ?

Un point important qui échappe à la vigilance des trois éminentes personnalités intellectuelles est la souffrance du peuple nigérien du fait du blocus économique imposé par le CEDEAO. Non seulement on punit un Etat qui n’a pas failli puisque le Président Mohamed Bazoum continuerait à représenter légitimement le Niger, mais en plus, le peuple dont on prétend défendre le pouvoir, démocratie oblige, est lourdement pénalisé par des sanctions destinées aux putschistes. Il faut rappeler que la CEDEAO n’est ni une confédération politique, ni a fortiori une fédération d’Etats. Son caractère supranational est donc limité strictement auxdomaines prévus par le traité révisé. Le blocus économique  surtout quand il est exercé contre un Etat enclavé, un Etatparmi les plus démunis au monde,  est  un acte de guerre, un acte contraire à l’esprit et à la lettre du traité révisé.

Ces personnalités n’ont pas considéré le fait que les pays du Sahel dirigés par des régimes issus de putschs militaires sont confrontés à la guerre asymétrique livrée contre des groupes de trafiquants et le terrorisme religieux. Les militaires sont victimes de ces guerres. Ils estiment que les moyens mis à leur disposition par les dirigeants civils ne sont pas suffisants pour remplir leur mission et préfèrent donc décider à leur place.

Les trois intellectuels ne disent mot sur le rôle joué par la politique française dans la crise du  Niger et la complexité créée par le fait qu’elle (la France) affirme soutenir la CEDEAO dans le règlement de cette crise. Il serait intéressant d’observer l’impact qu’auront les décisions prises le 24 septembre 2023 par le Président Emmanuel Macron sur la reconnaissance implicite de la junte nigérienne et le départ du Niger des militaires français, sur les positions de la CEDEAO.

Par ailleurs, les deux juristes affirment la légitimité de l’intervention militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel au Niger sans tenir compte des conditions réelles de mise en œuvre d’une telle mesure. Toute intervention militaire de la CEDEAO contre un putsch militaire aurait un vice d’imprévisibilité. Imaginez-vous la CEDEAO intervenir militairement contre un putsch militaire au Nigéria ? La CEDEAO n’a pas les moyens opérationnels nécessaires au déploiement d’une armée d’intervention coercitive contre un Etat membre d’une certaine importance démographique et militaire. L’intervention au Niger étant envisagée avec le soutien de forces étrangères comme celles de la France, ferait jouer à la CEDEAO le rôle de supplétifs de ces forces aux yeux de l’opinion publique. Ce qui ferait de la légitimité supposée un alibi pour des interventions militaires françaises dans des Etats membres.

Finalement, les putschs militaires au Burkina Faso, Guinée, Mali, et Niger sont considérés par ces trois intellectuels comme des caprices de militaires qu’il faut rappeler à l’ordre y compris par la « force légitime ». Ce faisant, ils refusent de voir dans ces putschs suivis d’une vague de soutiens populaires, des ruptures de modèles de gouvernance, dessymptômes de changements politiques profonds contrairement à un autre intellectuel africain.

Achille Mbembe y voit, au contraire, la marque d’un néo souverainisme.  Dans une tribune publiée dans le Monde, le 4 août 2023, il déclare notamment : « Les prises du pouvoir par les militaires au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger, tout comme d’autres conflits plus ou moins sanglants dans les territoires africains anciennement colonisés par la France, ne sont que des symptômes des transformations profondes que l’on a longtemps occultées et dont l’accélération soudaine prend à contre-pied nombre d’observateurs distraits. » Achille Mbembe est historien et philosophe. Il peut observer ces événements avec un regard qui se détache de textes et de procédures statiques. Les putschs se valent-ils les uns et les autres ? Ceux qui ont eulieu récemment et leur résonnance au sein des peuples ont-ils le même ressort que ceux des décennies précédentes ? Ces derniers sont-ils similaires ? L’optique purement procédurale refuse de considérer ces questions et se condamne à la myopie intellectuelle.

En conclusion, j’ai toujours eu la conviction qu’il n’y aura aucune intervention militaire de la CEDEAO contre le Niger. La menace d’intervention militaire envisagée comme une mesure ultime n’est qu’une pression exercée sur la junte pour l’obliger à concéder une période de transition, la plus courte possible. Si les chefs d’Etat de la CEDEAO n’ont pas la sagesse de lever le blocus économique contre le Niger dans les meilleurs délais, la société civile nigérienne devrait porter plainte auprès de la Cour de Justice de la CEDEAO contre cette mesure préjudiciable à la survie physique des familles démunies du pays. La CEDEAO devrait faire confiance à la société nigérienne pour trouver les modalités de gestion et de sortie de crise plutôt que  de se maintenir dans une postureoffensive qui fait d’elle l’adversaire contre lequel toute la société nigérienne se ligue. Et si le putsch militaire au Niger, parti du palais présidentiel ouvrait la voie à des changements profonds, au recouvrement du plein exercice de la souveraineté du pays ? La CEDEAO serait alors à côté de la plaque.

 

Edgard Gnansounou
Professeur honoraire EPFL

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