CEDEAO – Niger : Il faut lever les sanctions économiques sans conditions

CEDEAO – Niger : Il faut lever les sanctions économiques sans conditions

Les faits

Les Chefs d’Etat et de Gouvernement  (CCEG) de la CEDEAO se réuniront en session extraordinaire pour se pencher sur le retrait des pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES). On se souvient que le 8 février 2024, le Conseil de médiation et de sécurité  avait rejeté les raisons avancées par le Burkina Faso, le Mali et le Niger pour justifier leur départ de la CEDEAO, exhortant les dirigeants de ces pays à privilégier le dialogue et la réconciliation.

Ce Samedi, 24 février 2024, la CCEG prendra connaissance d’un rapport sur les conséquences du retrait. Elle devrait confirmer la main tendue à leurs trois collègues pour les inciter à maintenir leurs pays dans l’organisation régionale. L’organe suprême de la CEDEAO pourrait aussi lever toutes les sanctions économiques contre le Niger. Mais rien n’est moins sûr car les ressorts des décisions de cet organe sont insondables.

Dans ma dernière chronique, j’ai montré l’illégalité et l’illégitimité de l’embargo économique contre le Niger. Mais je n’ai pas répondu à la principale justification apportée par le Chef d’Etat du Bénin au cours de sa conférence de presse du 8 février 2024. Je rappelle que mes chroniques relèvent d’analyses et de conceptions politiques non partisanes et argumentées. Toujours est-il qu’elles reflètent un point de vue critique, sans compromission mais contestable.

Justification du Chef d’Etat du Bénin 

Face à la presse, le 8 février 2024, le Président Patrice Talon ne s’est pas référé aux sanctions prévues par les textes juridiques de la CEDEAO, mais à la responsabilité de l’Organisation des Nations Unies (ONU), de l’Union Africaine (UA) et de la CEDEAO d’assurer l’épanouissement des peuples par la jouissance partout et par tous de la démocratie. Ce qui légitimerait le recours par les Etats vertueux de sanctions économiques contre ceux dans lesquels des gouvernements inconstitutionnels sont en place.

Faisant l’exégèse de la conception du Président Patrice Talon sur les sanctions infligées par la CCEG de la CEDEAO aux Etats défaillants, je dirais qu’il s’agit de mettre le maximum de pression sur les dirigeants en rupture de constitution,  pour les inciter à revenir dans le droit chemin. Cette justification repose par ailleurs sur l’argument de la bonne foi. En effet, le Président Patrice Talon plaide  la bonne foi de la CCEG dont les décisions ne visaient nullement le peuple mais uniquement la junte militaire. Pour ce faire, les sanctions économiques étaient censées être de courte durée. Comme le Président Patrice Talon affirme que le Bénin s’est aligné sur la position de la Communauté internationale, on peut penser que la conception du Président s’inspire beaucoup de la pratique de l’ONU, de l’Union Européenne (UE), et de certaines économies avancées telles que les Etats-Unis et la France.

Dans le cas de l’ONU, on peut citer, à titre d’exemples, l’embargo décidé par le Conseil de sécurité en 1977 contre l’exportation d’armes et de matériels militaires vers l’Afrique du Sud, du fait de la politique de ségrégation raciale ;   l’embargo économique obligatoire décidé en août 1990 contre l’Irak qui faisait suite à l’invasion du Koweït, un blocus qui a duré  13 ans.  En fait, après la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 et la fin de la guerre froide, la prise de sanctions économiques par le Conseil de sécurité contre des pays fauteurs de guerre ou en prise à des atteintes graves contre les droits de la personne humaine a prospéré dans les années 1990.

Les cas sont légion : la Libye (1992) pour le refus du gouvernement d’extrader les auteurs de l’attentat contre un avion de ligne au-dessus de Lockerbie ; Serbie et du Monténégro (1992-1995) dans le cadre de la guerre civile dans l’ex-Yougoslavie ; Libéria (1992-1995) du fait de la guerre civile ; Angola (1993) contre l’UNITA pour son insurrection armée contre le gouvernement issu d’élections organisées sous la supervision de l’ONU.   

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, l’UE a pris  13 paquets de sanctions économiques contre la Russie, le 13è paquet datant du 21 février 2024. Certains Etats membres ont pris des mesures de coercition additionnelles. Au titre des sanctions économiques prises individuellement par des Etats, figurent de nombreux cas concernant les Etats-Unis d’Amérique (USA) notamment, le blocus économique contre Cuba depuis le 3 février 1962 (il dure 62 ans sans arrêt) suite à la nationalisation d’entreprises américaines par le gouvernement cubain, les mesures contre l’Iran depuis la création de la République islamique hostile aux intérêts américains, la Corée du Nord, la Russie et d’autres pays.

La principale justification de ces sanctions économiques est, dans le cas de l’ONU, la mise en cause de la paix et de la sécurité internationale, des atteintes graves aux droits fondamentaux, ou les menaces aux intérêts économiques des pays responsables des sanctions pour ce qui relève de mesures bilatérales. Dans tous les cas, ces sanctions ont toujours une base juridique.

Par exemple, dans le cadre de l’ONU, elles sont encadrées par des résolutions du Conseil de sécurité qui se réfèrent à l’article 41 du chapitre VII de la Charte des Nations unies.  Cet article prévoit des mesures coercitives du Conseil de sécurité dans des cas de  menaces contre la paix, « mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée ». Ces mesures sont suivies par un Comité des sanctions. 

La conception du Président Patrice Talon se trouve donc prise doublement en défaut. L’ONU ne prend pas de sanctions économiques contre  des putschs militaires car elle reconnaît les Etats  et non les régimes politiques ; par ailleurs aucun mandat n’a été donné à la CEDEAO, ni par l’ONU, ni par l’Union Africaine pour imposer des sanctions économiques contre le Niger. La CEDEAO et certains Etats membres comme le Nigéria, le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Sénégal ne pouvaient donc pas se prévaloir d’un alignement sur des sanctions prises par la « Communauté internationale » contre le Niger.

Conséquences des sanctions économiques

L’analyse des sanctions économiques prises par l’ONU montre qu’elles peuvent être de durées très variables. Leurs effets nuisibles sont avérés et les populations en sont les principales victimes, pas uniquement celles des pays sanctionnés mais souvent les populations des pays voisins aussi et parfois celles des pays responsables des sanctions. Dans les pays placés sous le coup de sanctions internationales, la rareté des biens, alimente souvent les trafics illicites, la corruption, l’insécurité et dans les cas extrêmes, la malnutrition et des maladies mortelles au sein des populations vulnérables. D’un autre côté, les sanctions non obligatoires créent des opportunités de trading qui peuvent générer pour certaines entreprises financières d’énormes profits.

Dans le cas particulier du Niger, un pays enclavé qui subit depuis de nombreuses années les assauts criminels de trafiquants illicites et de djihadistes, les mesures d’embargo économique ne peuvent avoir comme conséquence que de désespérer les populations ou de mieux les souder aux régimes en place. Les préjudices moraux peuvent être durables.

En tout état de cause, les sanctions économiques contre le Niger ont lamentablement échoué car non seulement la société nigérienne a préféré souffrir un peu plus que de céder à la CEDEAO. Ces mesures étaient censées être de courte durée. Elles durent depuis plusieurs mois et sont de plus en plus crisogènes.

Grâce à la lucidité de la société et des contre-pouvoirs au Nigéria et à l’émergence, dans la région, de la puissance russe en soutien à l’AES, la menace d’une intervention militaire de la CEDEAO a aussi lamentablement échoué. La Communauté internationale sur laquelle certains pays de la CEDEAO se seraient alignés s’est réduite comme peau de chagrin pour se limiter à la France. Le Président français n’a même pas fait mystère du rôle que joueraient désormais la CEDEAO et certains  pays du Golfe de Guinée dans la réorientation de la présence et des actions militaires de la France dans la région, reléguant ces pays au rang de collaborateurs zélés de la France. Il s’agit là d’une manœuvre grossière de division de notre région dans laquelle ont marché avec volupté certains de nos dirigeants.

On peut s’interroger sur les intérêts que défendent les dirigeants des Etats amis de la France en Afrique de l’Ouest, qui justifient qu’ils sacrifient les populations du Niger. Peut-être espèrent-ils attirer plus d’aides françaises ou favoriser un afflux d’investisseurs français ?

 Mal leur en prit.  Il n’y aura aucun dividende économique à attendre de la France. Les perspectives de croissance économique de ce pays sont baissières et le gouvernement français doit économiser à court terme 10 milliards d’euros. Sa principale variable d’ajustement est l’aide au développement et l’Afrique est sur la sellette. Le gouvernement français, en écho à l’opinion nationale, est de plus en plus travaillé par des forces conservatrices. La France fera des pieds et des mains pour  préserver ses intérêts dans l’exploitation de l’uranium au Niger mais sa « générosité » envers les « Etats satellites » en Afrique de l’Ouest sera comptée. 

Une autre hypothèse plus complexe et difficile à vérifier serait en lien avec les motifs du coup d’Etat du Général Tchiani qui, loin de procéder du romantisme d’une révolution de palais, seraient, si on en croit l’hebdomadaire Jeune Afrique, l’aboutissement d’un différend entre l’ex Président Mohamed Bazoum et son prédécesseur, dans le cadre de l’attribution de contrats pour l’exploitation de gisements de pétrole au Niger. Si cette hypothèse se confirmait, il y aurait-il alors des implications régionales voire internationales du fait des imbrications inavouées entre la gouvernance dans certains de nos Etats et  des intérêts privés ? Ceci expliquerait peut-être ce que nos esprits naïfs mettent sur le compte d’erreurs d’appréciation.

En tout état de cause, l’heure est venue pour les pays de la CEDEAO de recentrer leur stratégie sur l’Afrique de l’Ouest en changeant radicalement de paradigme. Nous devons construire notre avenir sur la confiance en nous-mêmes, la confiance à nos sœurs et frères de la région, sur une gouvernance exempte de conflits d’intérêts, et cesser d’être à la remorque stratégique de la France. Sans une prise de conscience et une forte pression des forces sociales sur la gouvernance de nos Etats, les conditions de ce changement de paradigme ne seront jamais réunies.

Il est urgent, très urgent pour la CCEG de la CEDEAO de lever les sanctions contre le Niger quelles qu’en soient les motivations profondes. Quant à l’AES, la CEDEAO n’a d’autres choix que d’accepter cette nouvelle entité qui pourrait bien être l’amorce d’une approche plus ambitieuse. L’avenir de la CEDEAO n’est pas celui des peuples de l’Afrique de l’Ouest. Il dépendra de la sagesse de la CCEG. La CEDEAO peut se renforcer si elle change radicalement de paradigme. Elle peut aussi périr et ce ne sera pas une perte pour les peuples de l’Afrique de l’Ouest dont la vocation est résolument de se fédérer dans la fraternité et la solidarité.

Edgard Gnansounou

Edgard Gnansounou préside le Mouvement des Fédéralistes Sahélo-Guinéens, une association internationale qui promeut la fédéralisation des Etats de l’Afrique de l’Ouest.